Partie 1 : de Berliet-Saviem à Renault Véhicules Industriels (1974-1980)
Evoquer la naissance de Renault Véhicules Industriels, c’est pour beaucoup évoquer la disparition de la Berliet. Pour autant, le regroupement des deux constructeurs était le point d’orgue d’un long feuilleton politique et industriel, une fin inévitable pour tenter de permettre au poids-lourd français de survivre…
Avant Renault Véhicules Industriels : Berliet et Saviem
Berliet, au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, le constructeur lyonnais est dans une situation délicate, l’entreprise accusée de collaboration avec l’occupant est placée sous séquestre et une gestion ouvrière de l’outil industriel se met en place. En 1949, l’entreprise est restituée à la famille Berliet et Paul Berliet prend la direction. Il comprend que pour s’en sortir face à un concurrent comme Renault, propriété de l’Etat et ayant les faveurs des contrats publics, Berliet doit aller chercher des clients à l’international. Berliet multiplie les partenariats avec de nombreux pays en voie de développement. Dans les années 1960, Berliet dispose d’une gamme riche et d’un très bon réseau de distribution, sans compter la réputation de la marque sur les poids-lourds et camions de chantier. Premier constructeur de camions français, Berliet réalise plus de 50% de la production française. Pour autant, la situation est plus critique qu’elle en a l’air, la concurrence internationale fait perdre des parts de marché à Berliet, le blocage des prix imposé par l’Etat met à mal les finances de l’entreprise, sans compter la perte de marchés publics dont les contrats militaires, quelques problèmes de fiabilité sur les nouveaux véhicules (dont le Stradair) ou l’échec du bus PCM… Pour aller de l’avant, Berliet doit s’adosser à un groupe, c’est auprès de la famille Michelin, déjà propriétaire de Citroën, que Berliet obtient du soutien. L’accord est conclu le 27 juillet 1967, la famille Michelin entre au capital de Berliet, puis les camions Citroën sont absorbés par Berliet. Dès 1969, un camion léger est distribué tant par Citroën que Berliet : le Dauphin. Puis la division Incendie est détachée en une filiale nommée Camiva, elle dispose d’une gamme de véhicules de secours réalisée quasi-exclusivement sur base Citroën et Berliet.
La Saviem est quant à elle fondée en 1955 par la fusion des activités poids-lourd de Renault aux constructeurs Latil et Somua. L’Etat français, propriétaire de Renault depuis la Libération, avait imaginé créer un géant français du poids-lourd en fusionnant les activités de Renault et Berliet, un projet resté vain. Renault produira donc des camions seul, c’est même sa priorité au lendemain de la guerre (ce qui affecta un temps la production de voitures). Mais une fois l’Etat servi, la demande en camions chute et l’activité se révèle peu rentable. Il faut dire que le marché est étriqué et une dizaine de concurrents se livrent bataille. En 1955, Renault se sépare de son activité poids-lourds pour l’apporter à la SAVIEM, une nouvelle entité dont Renault est actionnaire, avec les constructeurs Latil et Somua, avant d’en devenir l’unique associé dès 1959. Dès lors, la Saviem est la branche industrielle de la Régie Renault, elle propose tant des camions que des autobus. Plutôt présent sur les petits tonnages avec la gamme SG, Saviem eut plus de mal à se développer sur les poids lourds. Ce n’est qu’à partir de 1967 que Saviem arrive à se faire une place sur ce créneau, avec l’aide du partenariat avec MAN pour l’utilisation de moteurs plus puissant que ceux produits par Saviem, la gamme SM permet à la Saviem de s’étendre chez les transporteurs. Notons aussi l’arrivée d’une gamme Travaux Publics avec des camions à capot long (en fait, des camions MAN rebadgés), qui vise directement Berliet. Malgré ces efforts, Saviem reste derrière Berliet
La tentative de maintenir les deux marques
Saviem et Berliet se livrent bataille quand, en 1971, Bruxelles décide d’uniformiser la longueur maximale des camions dans la Communauté Economique Européenne. Berliet, spécialiste du nez long, est fortement impacté par cette nouvelle règlementation. En coulisses, la famille Michelin, lassée par Citroën qui a du mal à se renouveler malgré un bureau d’études débordant d’idées (mais surtout consommateur d’argent), envisage la cession de son pôle automobile à l’italien Fiat. Entre le double chevrons et le constructeur de Turin, il existait une alliance depuis 1968 pour l’étude, notamment, d’une petite voiture urbaine et d’un utilitaire. La crise pétrolière de 1973 poussa Citroën dans les bras de Fiat… Mais l’Etat français, craignant de voir le génie français passer sous pavillon Italien, fait arrêter les discussions et appelle à la rescousse la famille Peugeot pour reprendre le double chevrons. Peugeot jouera le bon élève et lança une période d’observation sur Citroën, mais le constructeur sochalien fait rapidement savoir qu’il ne souhaite pas investir le créneau des poids-lourds, ce sera Citroën sans Berliet.
Berliet est donc à vendre, les suédois de Volvo se montrent intéressés début 1973 mais les tractations échouent en octobre. Il faut dire que l’Etat français avait imposé des conditions manifestement incompatibles avec les ambitions de Volvo. Le gouvernement français de l’époque avait un autre projet : rapprocher Berliet de la Saviem pour faire naître le champion français du poids-lourds. L’idée n’est pas dépourvue d’intérêt, avec la Communauté Economique Européenne, la concurrence n’est plus une affaire d’ordre national, mais international. A cette échelle, Berliet n’est qu’un petit constructeur, la Saviem également… Difficile de tenir la comparaison avec Mercedes ou le groupe Fiat qui allait lancer sa division IVECO pour réunir ses filiales industrielles. Unir Saviem et Berliet, c’est aussi parier sur la complémentarité des deux marques, la Saviem bien implantée sur les petits et moyens tonnages avait eu besoin des moteurs MAN pour se développer, tandis que Berliet, excellent motoriste, est présent sur les gros tonnages. Quant au marché des bus et autocars, les deux constructeurs sont présents sur le bus urbain (SC10 pour Saviem, le PR100 pour Berliet), Saviem a l’avantage sur le car interurbain avec la gamme S45-53 mais d’aucun d’entre eux n’arrive à percer sur le car de tourisme, un marché tenu par les allemands.
Pour autant, la fusion des deux entités n’est pas sans causer des difficultés. Les gammes des deux constructeurs se répondent et feraient double emploi au sein du même groupe. Il y a le volet social avec l’inévitable question des licenciements du personnel occupant des postes en doublon chez les deux constructeurs, l’Etat propriétaire des deux entités devra avancer les bons arguments auprès des partenaires sociaux, bien implantés au sein des effectifs de Berliet et de la Saviem. Au-delà du personnel, on peut se poser des questions sur l’avenir de certains sites industriels. Enfin, comme s’amusait à le dire Paul Berliet, presque tout opposait Renault, entreprise parisienne et publique, à Berliet, entreprise privée et provinciale.
Mais peu importe, pour le gouvernement français, l’important est que Berliet reste français (sans doute pour ne pas perdre la face), et faute de repreneur tricolore, la Régie Renault reprend la participation de la famille Michelin dans Berliet en décembre 1974 (le même mois, Peugeot rachète Citroën). Certains diront même qu’il s’agit d’un lot de consolation pour la Régie, l’Etat prêtant son concours financier pour aider Peugeot à restructurer Citroën… Pour l’instant, il n’est pas question de fusionner Berliet à Saviem, les deux constructeurs restent autonomes l’un l’autre, la Régie Renault se retrouve dans une situation atypique avec deux divisions poids lourds. L’absence de fusion entre Berliet et Saviem tient au moins de deux raisons : éviter d’affronter les problèmes évoqués ci-dessus, mais aussi parce que la Régie, bien conseillée, sait que le résultat d’une fusion 1+1 fait rarement 2 et entraine généralement une perte de part de marché entre le quart et le tiers des deux anciennes sociétés.
Mais pour maintenir deux marques concurrentes dans le même groupe, encore faut-il que l’actionnaire Renault mette en place une solide direction centrale capable de juguler la concurrence entre les deux directions commerciales. Renault n’arriva pas à effacer d’un coup trente années de concurrence et les services commerciaux de Berliet et de Saviem continueront, dans les faits, à se concurrencer. Pire, les années qui suivent l’acquisition de Berliet sont des années de crise. En 1975, l’ensemble Berliet-Saviem est sauvé par ses ventes à l’export malgré un marché français atone, et malgré une embellie de courte durée début 1976, le marasme de la demande intérieure n’est plus compensé par les commandes à l’exportation. En face, la concurrence affûte son outil industriel et arrive à passer la crise sans plus de dommage, gagnant en compétitivité notamment grâce a des opérations de concentration. Le bilan est terrible, en 1977, quand Mercedes-Benz sort 174.000 véhicules utilitaires , Iveco-Unic 108.000, le duo Saviem-Berliet vend seulement 54.000 véhicules et enregistre une perte de 250 millions de francs.
Une fusion inévitable
Après avoir maintenu trois ans les marques Saviem et Berliet, le constat est amer. Les deux constructeurs ont perdu un tiers des parts de marché en France, et à l’export, aucun des deux constructeur n’arrive à briller. Pire, la concurrence se lance dans une guerre des prix pour laquelle Saviem et Berliet ne sont pas armés. C’est donc à marche forcée que Renault doit réagir, et surtout changer de politique vis à vis de ses filiales industrielles. Durant l’été 1977, Renault présente un plan de restructuration : la Saviem est apportée à Berliet dans un nouvel ensemble dénommé Renault Véhicules Industriels. Fusion me dirait-vous, pas du tout rétorquent les pontes de Renault et le gouvernement. Les deux marques continueront leur bonhomme de chemin, RVI chapeautera une politique d’organes communs aux deux marques avec, comme ultime objectif, l’émergence d’une gamme unifiée de camions, d’autocars et d’autobus devant remplacer les produits existants. En interne, on évalue qu’un tel chantier nécessitera dix années de travail, une décennie qui s’annonce compliquée pour une entité qui perd de l’argent – et qui en perdra encore dans les années à venir – et dont le monde politique attend des résultats à court terme. L’apport de Saviem à Berliet ne fut effectif que fin 1978.
A l’été 1977, l’annonce de la création de RVI s’accompagne de plan d’investissement pour moderniser l’appareil de production, on officialise la construction d’une nouvelle usine en Lorraine, à Batailly, qui se chargera de la production des utilitaires légers de trois à cinq tonnes (là encore, le politique n’est pas loin, la Lorraine ayant été touché par les fermetures d’aciéries…). Toutefois, ces annonces ne porteront leurs fruits que dans quelques années, or, c’est dans l’immédiat que Berliet et Saviem connaissaient des difficultés. A la fin de l’année 1977, l’annonce que tout le monde attendait tombe, un plan de licenciement sur deux mille salariés, et le report de certains investissements non prioritaires. Aussi, le volume de production de Renault Véhicules Industriels est jugé trop faible au regard des concurrents, il est impératif que le développement de RVI passe par des accords avec des partenaires étrangers pour bénéficier d’économies d’échelle. Les plus pessimistes y verront un démantèlement à venir de RVI, d’autant que juridiquement, on distingue trois entités : RVI France, RVI International et une division militaire…
Si le plan de travail de Renault Véhicules Industriels n’était suffisamment pas chargé pour tenter de se donner un avenir, le monde politique décide de l’entraver une nouvelle fois en 1979. Cette année-là, Peugeot rachète Chrysler Europe qui connaissait d’importantes pertes financières, mais permettant de mettre la main sur Simca. Dans le package, il y avait aussi une activité de camions en Grande-Bretagne (Dodge, ex-Commer) et en Espagne (Barreiros, Dodge) dont Peugeot ne voulait pas. Le sauvetage de Simca vaudra bien l’aide financière des pouvoirs publics via Renault Véhicules Industriels qui reprendra rapidement cette activité, qui nécessitera un important travail de fond puisque la gamme espagnole était en fin de vie et le réseau britannique à reconstruire, tout autant que sa gamme de véhicules… Quant aux volumes apportés, ils sont ridicules…
Entre temps, Renault Véhicules Industriels démarre des discussions avec le constructeur américain Mack, second constructeur de véhicules utilitaires outre-Atlantique. Ce dernier, bien implanté sur les véhicules lourds et à l’export, souhaite élargir sa gamme vers les véhicules de moyen tonnage sans pour autant lancer un investissement conséquent. Renault Véhicules Industriels se porta candidat et présenta les Saviem gamme J et H, des véhicules modernes (et utilisant la nouvelle cabine dite Club des Quatre). En outre, les usines de Renault Véhicules Industriels, sous-occupées, pourraient recevoir un afflux de production qui serait le bienvenu. Fin 1979, l’accord est conclu, Renault Véhicules Industriels met au point une gamme américaine qui est commercialisée par Mack (et sous son blason) dès 1980. Pour sceller cet accord, Renault prend une participation minoritaire (20%) mais bloquante dans le constructeur américain.
Chez Renault Véhicules Industriels, le temps est à l’euphorie puisque cet accord permet de voir de la lumière dans un tunnel bien sombre, Mack prévoyant découler 10.000 camions français par an. Il reste cependant un point à entériner, la disparition des deux marques commerciales de Renault Véhicules Industriels. En avril 1980, c’est chose faite, Saviem et Berliet, c’est terminé et désormais, l’ensemble des camions sont commercialisés sous la marque Renault à partir du 21 avril. La gamme est alors constitué des SG (faible tonnage, issue de chez Saviem), gamme J (moyen tonnage, provenant également de la Saviem), et de la gamme R (gros tonnage, provenant de Berliet). La gamme Chantier fait la part belle aux anciens Berliet à capot long (GBH, TLM…), le tout en attendant le renouveau de RVI…
Sources
- Archives parlementaires de l'Assemblée Nationale et du Sénat [1969-1980]
- CHABOT Raoul, Les aventures et mésaventures d'un grain de sable chez Renault, août 2020.
Et tout celà résulte d’une vengeance bassement politicienne.
En effet, la famille Berliet n’a jamais été en odeur de sainteté dans les salons parisiens! Il fallait donc faire disparaître cette marque. Et de tarabiscotage en carabistouilles, les politiques ont réussi leur coup!
Peut-être que dans les années suivantes la réunion des deux constructeurs aurait dû se faire. Mais ce n’aurait pas été de la même façon. Du moins c’est mon avis.
Scandaleux!