En 1957, lors du salon de l’automobile de Paris, Berliet présente le T100, 100 pour le poids total en marche, 50 tonnes de poids à vide et 50 tonnes de charge utile. Il s’agit du plus gros camion du monde, conçu pour la prospection et l’exploitation des gisements de pétrole dans le Sahara. Pour autant, si sur le papier le Berliet T100 avait un sens théorique, il reste un échec…
L’histoire du Berliet T100 est intimement lié à la prospection pétrolière dans le Sahara français. Pour faire simple, si la France a pris conscience de l’importance du pétrole au cours de la Première Guerre Mondiale, ce n’est véritablement qu’au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale qu’elle lance une véritable politique de prospection pétrolière. Dès 1946, l’Etat fonde la Société nationale de recherche et d’exploitation des pétroles en Algérie. Là-bas, les géologues prédisaient l’existence éventuelle de réserves pétrolières dans le Sahara central ou au nord du Hoggar. Il ne reste plus qu’à chercher. La prospection ne débute qu’en 1952, les recherches s’étendaient sur pas moins de 600.000km², elles sont récompensées en 1953 par les premiers gisements de gaz, puis début 1956 par la mise en évidence d’un premier gisement de pétrole dans la région d’Edjélé, à quelques kilomètres de la frontière libyenne. En août, c’est le gisement de Hassi-Messaoud qui est découvert. En pleine guerre d’Algérie, la présence avérée de richesse pétrolière change la donne, la France y voit la possibilité de réduire sa dépendance en approvisionnement de pétrole, dès lors, le conflit s’intensifie.
Mais pour l’instant, en 1956, la priorité est de lancer la production de pétrole. Un immense défi fait face aux hommes : transporter d’immenses quantités de matériel à travers les dunes de sable. Ces problèmes n’étaient pas nouveaux, ils n’ont que peu été anticipés dans l’attente de la découverte de l’or noir. Il faut désormais les résoudre et le plus rapidement possible. Le fabriquant de poids-lourds Paul Berliet est convié à la réflexion, il survole en avion le Sahara occidental en décembre 1956 avant d’envoyer une équipe sur zone début 1957, avec la mission d’établir le cahier des charges d’un camion capable de traverser les immensités de sable tout en transportant de lourdes charges, de l’ordre de 50 tonnes. Le cahier des charges est rendu une semaine plus tard, et on l’imagine, avec l’Etat à la commande, l’aspect financier du programme n’est pas une priorité. Il s’agit de répondre à la demande de l’Etat et fournir un camion capable de transporter de lourdes masses, pas forcément divisibles, à travers le Sahara. Rappelons que la région, si elle est traversée par l’automobile depuis les premiers raids dans les années 1920, n’est toujours un lieu adapté à la circulation et peu de véhicules donnent pleinement satisfaction.
Petit état des lieux, pour la prospection pétrolière, l’Etat français fait initialement avec les moyens alors disponibles, principalement des véhicules issus des surplus américains. Pour compléter, on fait appel à quelques Willème et Berliet qui se prêtent plus ou moins bien à cette mission. En regardant du côté des Etats-Unis, il y a bien le Kenworth 853 si efficace au Moyen-Orient, mais il trouve ses limites dans le Sahara. Bref, Berliet va donc partir vers deux directions, une première donne naissance au GBC6 6×6 « Gazelle », mis au point dès la fin 1957 et qui deviendra une légende du camion; mais ne proposant qu’une charge utile de 3,5 tonnes. La seconde, c’est le fameux Berliet T100 et ses 50 tonnes de charge utile.
Pour le T100, Berliet part d’une page blanche pour concevoir un mastodonte. Le point de départ de l’étude fut la dimension des pneumatiques. Compte-tenu des délais demandé par l’Etat français, il n’est pas question de demander aux manufacturiers de concevoir un pneu spécifique, les ingénieurs Berliet décident de partir de la plus grande monte de pneu alors disponible, savoir un pneu pour Dumper, et concevoir un camion autour : châssis, cabine, trains roulants, moteur… Pour la mécanique, bien que les motoristes de Berliet soient tout à fait capable de créer un moteur spécifique au T100, on sait déjà que l’ingénierie ne sera jamais rentabilisé. De toute façon, les délais imposent d’aller chercher une mécanique déjà existante. En Europe, les moteurs de plus de 300Ch sont rares, alors direction des Etats-Unis pour frapper à la porte de Cummins, le motoriste américain propose dans sa gamme un V12 Diesel de 29,61 litres de cylindré et développant 600Ch, un moteur utilisé sur les bateaux ou groupes électrogènes, voire sur certaines locomotives. Bien que les ingénieurs français rêvaient d’un moteur de 700Ch, il n’y a pas mieux sur le marché. Pour terminer les emplettes aux Etats-Unis, on repart avec des ponts et boite de vitesses semi-automatique à quatre rapports de chez Clark.
Dans un atelier de Vénissieux, on construit le T100 en un temps record puisque le camion est assemblé à la fin de l’été 1957. On n’a pas encore parlé du freinage, assuré par quatre disques par roues, un système fourni par Messier et utilisé jusque là dans l’aéronautique. Aussi, pour assister la direction et le freinage, on fait appel à un moteur bicylindres Panhard. Bref, du hors-norme. Preuve en est avec ses dimensions, le Berliet T100 affiche une longueur de 13,60 mètres, il est large de 4,98 mètres et haut de 4,43 mètres. Sans oublier les 103 tonnes de poids total en charge. Difficile de parler des performances sur un tel véhicule où le couple est mis en avant, notons que la vitesse de pointe, selon la démultiplication des ponts, est située entre 34 et 45km/h. La consommation se situe aux alentour des 90 litres aux 100km sur route, et s’envole en milieu hostile… Pour alimenter le moteur, le T100 est équipé de deux réservoirs d’une capacité totale de 950 litres. Dans la cabine, on tente de donner un minimum de confort aux occupants, une climatisation permet de maintenir l’air intérieur à 25°C, et un poste émetteur-récepteur d’une portée de 300km prend place (un peu plus que l’autonomie du T100 dans le désert).
Heureux hasard du calendrier, le T100 est prêt quelques semaines avant le Salon de Paris 1957, Berliet décide de l’exposer au grand public et ainsi faire rayonner la France et son savoir-faire. On ne dira rien, bien évidement, de l’origine du moteur pour souligner cette réussite « 100% française », une de plus à l’heure de la construction du Pont de Tancarville ou de la pose de la quille du Paquebot France, et deux ans après la présentation de la Citroën DS. Autant le dire, le Berliet T100 connait un succès populaire et médiatique lors du salon, où il fut exposé dans un hall spécifiquement réalisé pour lui, ce camion étant trop grand pour rentrer dans le Grand Palais. On retrouve le Berliet T100 quelques semaines plus tard au Journées Techniques de l’Exportation à Grenoble, puis le T100 part réaliser des essais en milieu difficile, les premières modifications sont apportées au fur et à mesure des pépins rencontrés. Mais le premier T100 devient rapidement un modèle d’exposition, fin 1957, il part à Helsinki via le port du Havre. En avril 1958, le Berliet T100 n°1 foule le sol africain pour être exposé à la Foire de Casablanca, avant de revenir en France.
En 1958, Berliet débute l’assemblage du Berliet T100 n°2 pour être prêt en septembre 1958, les deux véhicules alternent expositions et périodes de tests. Le second T100 reçoit un moteur Cummins de 700Ch, puissance obtenue grâce au travail sur l’arbre à came. Son capot est surélevé mais conserve la mention « 600Cv » sur son capot, le 6 se verra remplacé par un 7 plus tard. Pendant un mois, les deux Berliet T100 sont confrontés lors d’essais communs, le moteur de 700Ch est fiabilisé et un essieu arrière à roues jumelées est testé. Aussitot le T100 n°2 déclaré apte au service, il est expédié en Algérie où il arrive début 1959 dans la région du Grand Erg Oriental et Occidental où il donna entière satisfaction pour le transport de lourdes charges et de matériels pétrolifères : derricks, treuils et autres matériaux. Le T100 numéro 1 retourne dans les ateliers de Berliet pour recevoir des modifications mécaniques pour porter sa puissance à 700Cv comme le n°2. Sa teinte passe alors du « sable » au rouge, il est présenté en 1959 lors du salon de Francfort. Il est ensuite envoyé en Afrique en 1960 où il participa à l’inauguration de la base Berliet d’Ouargla, puis commence sa carrière de labeur dans le Grand Erg Oriental.
Entre temps, Berliet débutait l’assemblage du T100 n°3 en 1959 qui, contrairement aux deux premiers, est conçu comme un Dumper pour être expédié à la mine d’uranium de Bessines-sur-Gartempe en Haute-Vienne. Il s’agit d’un 6×4 (les deux premiers étaient des 6×6) et reçoit une benne Marrel capable de recevoir 50m3 de roches. Conçu pour une utilisation en site fermé, on réduit son réservoir à 650 litres. Dans l’idée, il s’agissait de créer un véhicule capable de concurrencer les Caterpillar et autres Euclid sur le marché international, une façon de tenter de rentabiliser les investissements réalisés. Le T100 n°3 reste en service jusqu’en 1965 dans la mine de Bessines, il est repris par Berliet cette année-là et loué pendant un an sur un chantier autoroutier. Il fut par la suite remisé puis ferraillé en 1978.
Toujours en 1959, et faute de commandes malgré un succès populaire, Paul Berliet décide de mener son T100 aux Etats-Unis pour tenter de le vendre aux grandes compagnies pétrolières. Il met en chantier le 4ème T100 qu’il veut comme un démonstrateur, on lui donne une nouvelle cabine avancée et au style plus travaillé avec une importante surface vitrée, et capable d’accueillir cinq personnes de front. Berliet utilise un moteur Cummins de 600Ch qu’il reste de la commande initiale pour les deux premiers T100. A peine terminé, il part vers le Havre pour jouer le rôle d’ambassadeur aux Etats-Unis. On le verra à la Foire du matériel pétrolier de Tulsa, avant de le rencontrer aux foires de Chicago et New York. Si l’accueil est bon, aucun client ne passe commande. Berliet profite du voyage américain pour faire faire un détour de son T100 aux ateliers de Cummins où il recevra les modifications pour porter sa puissance à 700Ch. De retour en Europe, le T100 n°4 s’expose aux salons de Genève 1960 et Bruxelles en 1961.
Puis le T100 revient à Lyon, en 1962, on adapte une turbine Turbomeca de 1.000Ch (issue de l’hélicoptère Alouette III), suivi de deux années d’essais. Si les résultats sont là, la consommation affolante empêche toute commercialisation de cette solution. Le T100 n°4 termine remisé, puis ferraillé. De toute façon, l’indépendance de l’Algérie en mars 1962 met un terme à l’extraction pétrolière française dans le Sahara, le Berliet T100 y perd toute opportunité de commercialisation ultérieure, et la version Dumper n’intéresse personne. Le T100 n’aura pas de suite, et malgré le souvenir d’un engin aux dimensions délirantes capable de ravir le titre de plus gros camion du monde, le Berliet T100 n’a finalement pas servi à grand chose. Si, braquer les projecteurs sur Berliet, aux prix d’un investissement conséquent. Des quatre T100 fabriqués, les deux premiers sont toujours de ce monde, le second est entre les mains de la Fondation Berliet (un cadeau de l’Algérie à Monsieur Paul Berliet), le premier est resté en Algérie où il est exposé à la base pétrolière d’Hassi-Messaoud.